Un monde que nous avons perdu: comment les normes ont tué la civilisation paysanne et fait disparaitre l’authentique …

J’ ai eu la chance extraordinaire de cotoyer le monde d’avant, celui d’une France encore enracinée dans sa ruralité.

Entre 1840 et 1990 la France a connu l’apogée de la civilisation paysanne .

Pendant ce siècle et demi la paysannerie sortit de la pauvreté, entra dans le marché et lamodernité, connut enfin ce que Michel Debatisse appela , il y a soixante ans, la « révolution silencieuse  » de ma paysannerie française . Majoritaires dans le monde rural mais également dans le pays pendant les cent premières années de la période, les paysans diffusaient leurs valeurs à l’ensemble de la société. C’est à cette époque que naquit la gastronomie française à partir des produits de pays

Le dernier demi siècle vit le monde rural devenir minoritaire mais briller de ses derniers feux. Puis vinrent les jours sombres , ceux de la fermeture des petites auberges « non conformes normes CEE », l’interdiction de l’abattage à la ferme.

 Le nouveau  plan local d’urbanisme de la « vallée de l’homme »  en Périgord, entend d’ailleurs limiter la croissance de la population  à 4% en 12ans  alors que nous comptons  moins de 40 habitants  au km2…Il faut bien protéger la taïga…

La forêt a déjà doublé de surface en Périgord et j’ai du mal à comprendre pourquoi l’administration entend protéger les résineux  et en particulier le pin maritime, de plus en plus présent .

La ruralité vivante des années 80 n’est plus un concept utile pour 2024, les auberges isolées sont soumises aux mêmes règles que celles des centre-ville, interdits les petits panonceaux  qui guidaient les touristes dans le dédale des chemins vicinaux.

Notre ruralité est morte et ma génération se contentera d’avoir connu les derniers paysans . La culture disparue survit dans le souvenir , les moments d’émotion et dans quelques recettes …

Nous assistons à la mort des terroirs avec la diffusion des normes et l’uniformisation des modes de production. Le veau d’ici ressemble au veau d’ailleurs  et tout se ressemble. Le retour à la cuisine du Moyen Age se prépare  avec le recours massif aux épices et autres artifices destinés à masquer la fadeur généralisée .

Du soja transgénique, des poulets lavés au chlore , de la m…e sans doute mais propre…

J’ai conservé de ma jeunesse le souvenir d’un Périgord sur lequel le temps n’avait pas de prise.

Telle est l’histoire que j’ai raconté dans

https://librairie.bod.fr/yvonne-gibertie-la-cuisine-des-femmes-en-perigord-patrice-gibertie-9791095867166

https://www.cultura.com/p-yvonne-gibertie-la-cuisine-des-femmes-en-perigord-recettes-et-histoire-de-la-cuisine-paysanne-9791095867166.html

Pour une moitié de sa vie, Yvonne, ma mère, a subi la pesanteur du destin et la misère du temps des croquants, mais a également vécu  les fêtes d’antan .

Puis elle a tout bousculé et s’est affranchie de ces fatalités.

Je ne fus que le témoin de cette métamorphose , celle d’une petite paysanne qui, par son travail, est devenue une restauratrice reconnue.

Jamais elle ne renia ses origines et son histoire , elle tirait ses forces et son génie de la terre et, comme l’on disait jadis ici, de sa race.

Le Périgord était pauvre, très pauvre, on n’y mourrait plus de faim depuis le premier tiers du XIX -ème siècle mais la société paysanne restait misérable.

Il y avait bien quelques fermes assez riches pour nourrir la famille mais le plus souvent les hommes travaillaient à la journée à l’extérieur  et les femmes se faisaient  domestiques  chez les riches et en revenaient avec des recettes en tête.

Les guides touristiques font l’impasse sur cette réalité et présentent trop souvent le Périgord comme un pays de cocagne où tout serait facile, il suffirait presque de ramasser les confits d’oie à la pelle.

Vous ne comprendrez rien à notre science de gueule si vous oubliez que la cuisine paysanne est celle d’un pays pauvre qui oubliait la misère dans l’abondance des jours de fête.

Tout naquit de cette sociologie originale aujourd’hui disparue…

Il parait que la gastronomie française est classée par l’Unesco  au patrimoine mondial de l’humanité, mais de quelle gastronomie s’agit-il ? Les ingrédients essentiels existent -ils encore ?

Jamais autant de normes ne nous ont protégés pour « préserver » le naturel , l’espace boisé, les conditions d’abattage et que sais-je encore.

Plus la bureaucratie multiplie les normes, plus l’uniformisation progresse. Un aliment industrialisé aura la saveur égale d’un bout à l’autre de l’année et d’une année sur l’autre, un produit authentique de terroir, sera nuancé et changeant. Le premier est rassurant, mais répétitif. Le second réveille le palais, surprend et crée de l’émotion. Il invite au partage de la joie de manger et de boire ensemble, puis d’en parler.

Plus l’on se gargarise de naturel plus l’authentique disparait…

Le géographe Jean-Robert Pitte s’interroge :

 « Je distinguerai l’authentique du naturel. Le naturel est une mode qui repose sur un mythe, celui d’une nature pure de toute transformation humaine, ce qui n’a jamais existé depuis que l’humanité a commencé à occuper la planète et, ce faisant, à transformer son environnement. Le discours actuel véhiculé par certains scientifiques, en général dépourvu de culture historique et ignorant des sciences de l’homme, par la plupart des médias et des décideurs politiques vise à culpabiliser l’humanité passée et présente et à promouvoir la décroissance. »

Le terroir du Périgord regorgeait de trésors qui exprimaient  la maîtrise agronomique, paysagère, esthétique, gourmande de notre province. Il en allait de même pour l’immense variété des environnements terrestres. Chacun d’entre eux résulte de la conjonction de potentiels physiques et de savoir-faire humains tendus vers la production d’aliments qui expriment aussi le goût de chaque peuple et donc sa culture, son identité. Lorsque l’harmonie règne entre ces données et ces volontés, on atteint l’authenticité.

Nul concept n’est mieux approprié que celui de terroir. Une étendue de terre exploitée par une collectivité rurale ; une certaine homogénéité physique, originelle ou liée à des techniques culturales aptes à fournir certains produits agricoles.

Un ensemble de particularités …

Mais faut -il employer le présent ou le passé ?

Sans les hommes et les femmes, sans leur travail il n’est point de nature qui vaille.

La gastronomie du Périgord est la clef de voûte d’un équilibre  d’une harmonie entre  une civilisation rurale  en mouvement et des produits d’exception qui engendraient de beaux paysages.

Comprendre notre gastronomie, c’est donc rendre hommage aux artisans  de ce grand mouvement pour sortir de la misère et tourner la page  du temps de croquants .Le pays immobile se mit en mouvement des années 1950 aux années 1980, un peu en décalage avec les fameuses « Trente Glorieuses ».

C’est  l’histoire d’Yvonne Gibertie  et de bien des paysannes du Périgord.

Yvonne est née Delteil, le 25 avril 1932 à Fougeras, commune de La Chapelle Aubareil, dans le canton de Montignac, au cœur du Périgord Noir. Elle y a vécu et travaillé toute sa vie.

Elle s’est toujours fait une haute idée de la lignée, celle d’une famille paysanne. Elle était fière de ses origines.  Une fière paysanne du Périgord noir.

Mais dans notre langue d’oc « fière » veut dire forte, courageuse, ma mère était solide comme un roc, dure au travail, volontaire…

Je l’ai toujours vu travailler pour avancer, pour léguer plus qu’elle n’avait reçu …

Jamais je ne l’ai vue se plaindre ; bien au contraire, elle se sentait redevable à l’égard des anciens, chargée de transmettre ce qu’elle avait reçu. Elle appela son restaurant : « La Table du Terroir ».

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About pgibertie

Agrégé d'histoire, Professeur de Chaire Supérieure en économie et en géopolitique, intervenant àBordeaux III et comme formateur à l'agrégation d'économie à Rennes Aujourd'hui retraité
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9 Responses to Un monde que nous avons perdu: comment les normes ont tué la civilisation paysanne et fait disparaitre l’authentique …

  1. Avatar de Françoise Bianchi Françoise Bianchi dit :

    J’ai aussi vécu ce que vous écrivez auprès de mes grands parents, durant les vacances que je passais avec eux, en Rouergue et Bas Ségala.

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  2. Avatar de Jean-Yves CASAUX Jean-Yves CASAUX dit :

    Bonjour, Selon un travail d’informations un peu avancé auprès de personnes suffisamment qualifiées pour parler des problèmes « actuels » de l’agriculture, j’ai cru comprendre que ce n’est pas du tout la question des normes qui pose problèmes, sauf (bien sûr) pour les nantis de la FNSEA, mais essentiellement deux choses : les pratiques des collecteurs centrales d’achat et des distributeurs des produits agricoles d’une part, et d’autre part la mise en concurrence du marché libre. À ce sujet, les références immédiates qui me viennent à l’esprit sont les interviews de Philippe GRÉGOIRE (paysan indépendant) sur France Soir et d’ Emmanuel TODD sur QG. Cordialement. JYCasaux

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  3. Avatar de MAGNIEN MAGNIEN dit :

    Bravo !!!
    Ce que vous avez connu, j’ai eu la chance et même le bonheur de le connaître aussi du temps de mon enfance et de mon adolescence, certes dans une autre région de France, le Morvan… Il me semble que ce temps est révolu et c’est bien triste.

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    • Avatar de Robert Moreau Robert Moreau dit :

      J’ai grandi dans le Limousin, à dans le sud de la Haute-Vienne, très près du Périgord noir, la pays de Jacquou le croquant… Dans ma famille, il y avait des fermiers qui certes n’étaient pas riches car métayers, mais on s’en sortait bien, les normes n’étaient pas ce qu’elles sont devenues aujourd’hui. On mangeait des produits du jardin et de la ferme, on achetai peu de viande vu qu’à la ferme, il y avait le nécessaire pour faire vivre la famille en plus de la vente des produits agricoles. On allait au champ pour aider aux récoltes, et donc en plein air avec des activités physiques assez costauds pour le gosse de 10 ans que j’étais en fin des années 60. On mettait peu de pesticides et autres produits fongicides et on avait encore toutes les vitamines et nutriment essentiels qu’on ne trouve presque plus de nos jours ; par exemple, les pommes (entre autres fruits) ont perdu plus des 3/4 de leurs vitamines !!!
      Les agriculteurs de nos jours sont devenus des esclaves des multinationales ET des technocrates de l’UE avec la complicité bienveillante de nos gouvernements successifs. Voilà pourquoi nous DEVONS soutenir ce mouvement citoyen des agriculteurs qui risquent d’être laminés par ces accords tel me MERCOSUR, et l’éventuelle entrée de l’Ukraine dans le circuit Européen qui mettront ainsi un point final à la souveraineté et à l’autonomie alimentaire de notre pays. Le nouveau premier sinistre va faire le serpent pour tenter d’hypnotiser les gens mais il ne faut pas se laisser endormir, il faut tenir bon, et c’est plus facile quand on n’a plus rien à perdre.

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  4. Avatar de Nadia HIERAMENTE Nadia HIERAMENTE dit :

    Bien que je suive de très près le mouvement des agriculteurs ( j’ai entendu aussi Philippe Grégoire sur France-soir et autres…) mon commentaire concerne les « terroirs perdus » et l’art de se nourrir, avec !
    Des grands-parents maternels, en Bresse Bourguignonne, droits dans leurs sabots….j’en suis fière…c’est à leur vie de terroir quotidien, de quasi auto-suffisance, de gestes lents…. que je dois mon ancrage de rebelle à la dérive d’aujourd’hui.
    DELTEIL, le nom résonne aussi en littérature, mais vous devez connaître…je pense à Joseph DELTEIL ( originaire de l’Aude), en l’occurence à son livre  » La cuisine paléolithique  » ,  » hymne à la cuisine d’instinct », aux « savoirs ancestraux « , bréviaire pour la semaine en terroir…et en poésie.
    En 2003 j’ai trouvé à la librairie de Montségur le livre de cuisine le plus touchant que j’aie  » La cuisine traditionnelle ariégeoise » ( Prix 2000 du Musée Pyrénéen de Niaux – Edition Lacour ) il s’agit d’un recueil de recettes rustiques, transmises et bénévoles dont les ingrédients n’excèdent pas les plantes et les bêtes à portée de main, où l’on perçoit l’art de la survie :l’aïgo bulhido et le mato-fam , bien sûr….les pissenlits, les violons et pourquoi pas un écureuil en passant…

    MERCI pour votre immense travail : chaque jour je reçois par courriel de vraies informations solides, qui étoffent la réflexion et assurent un socle pour tenir dans la tourmente des mensonges et des volontés de nous réduire à rien.

    Je vous souhaite le meilleur pour l’année 2024 !

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  5. Avatar de JeanLouis 05 JeanLouis 05 dit :

    Je pense que vous vous trompez là de combat. Les normes ne sont pas le problème car la mal bouffe se généralise, pesticides, néonicotinoïdes (plus d’abeille !), engrais chimiques, et moi ne ne veux pas en manger de ces aliments qui ne sont produits ainsi que pour lutter contre une concurrence plus que déloyale et contre une industrie agro alimentaire et la distribution qui les pressure sur les couts d’achats. Franchement si vous analysiez les raisons qui font que le monde vous décrivez et que j’ai connu aussi de près et apprécié, vous ne pourriez que constater que ce ne sont pas les normes mais la dérégulation généralisée organisée qui est la cause de cette catastrophe !!

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    • Avatar de jean jean dit :

      tout a fait d’accord ; et je vais même plus loin c’est le  » Marché  » mondial qui s’applique à tout ce qui est produit et qui n’a qu’un objectif :le profit ,étant bien entendu que l’alimentation devrait avoir un statut spécial pour notre santé

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  6. Avatar de Elysbeth Levy Elysbeth Levy dit :

    Pas seulement des »normes » mais « le productivisme » (et le plus bas coût possible) contre le savoir faire », le néolibéralisme, qui annule la tradition de « reprise » de génération en génération : hélas les enfants ne reprennent plus la ferme des parents ! Mon beau père était paysan, mon mari a étudié pour rentré à la SNCF !
    D’ou les reventes aux plus riches, qui eux accumulent les terres et les biens. C’est le mise en concurrence entre « paysans » ceux d’autres pays moins chers, qui font les traités genre MERCOSUR et qui au final serait moins écologique que si ça vient de nos payans et nos fermes ..Eux même le reconnaissent mais veulent que les « citoyens » mangent moins de viandes ..! https://www.euractiv.fr/section/energie-climat/news/alimentation-les-emissions-de-gaz-a-effet-de-serre-liees-aux-importations-en-hausse-en-france/?utm_source=website&utm_campaign=popular
    Et oui du boeuf venant d’Argentine, qui passe de pays en pays pour y être tranformé et estampillé France !! Et cette horreur de mensonge sur le « carbone » ou « CO2 » finit d’enterrer les vrais paysans : « Le HCC recommande plutôt de commencer par manger moins de produits d’origines animales : une baisse de la consommation d’au moins 30 % aiderait à réduire de moitié les émissions d’origine agricole d’ici 2050 » !

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